Roger
Martelli, 14/06/2012
Ce
texte comporte deux parties : une première analyse les données électorales
elles-mêmes, à partir de résultats par circonscription et par commune ; la
seconde esquisse quelques réflexions plus « politiques ».
Marche Emilienne Mopty, 3 juin 2012. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/ |
La logique bipartisane
Le
premier tour a été dominé, tout à la fois, par un record d’abstention
législative et par une forte attraction des deux partis dominants. Les deux
phénomènes sont corrélés.
L’abstention
est depuis quelques années un phénomène à la fois social (le « cens
caché ») et politique (on ne voit plus très bien à quoi sert de voter). Le
sentiment d’amélioration des « Trente Glorieuses » et la dynamique de
mobilisation qui accompagna le programme commun ont permis une mobilisation
électorale croissante dans les années soixante et soixante-dix, notamment au
bénéfice de la gauche. La crise économique et le tournant
« gestionnaire » du socialisme au pouvoir ont cassé la dynamique. La
participation électorale a commencé à baisser, de façon différenciée selon les
conjonctures et les types d’élection ; selon les moments, elle frappe un
peu plus la gauche ou la droite.
L’évolution
institutionnelle, la poussée de l’idéologie de la « bonne
gouvernance » (supériorité de l’expertise réputée « non
partisane »), les défaites des grandes alternatives historiques et la
césure du quinquennat ont renforcé un peu plus le trait. Les catégories
populaires ne se sentent à la rigueur concernées que par l’élection
présidentielle. Quant à ceux qui votent – de façon plus aléatoire
qu’autrefois – ils tendent à considérer que, faute d’enjeu de société
perceptible, le choix se réduit, selon les cas, au petit mieux ou au
« moins pire ». Dans ce contexte, le calcul de rationalité supposée
pousse vers les formations jugées aptes à exercer les responsabilités du
pouvoir central. Les uns s’écartent du vote, les autres vont vers
« l’utile », selon des mouvements pendulaires et irréguliers qui
déjouent pronostics et estimations…
Cette
dimension doit bien sûr être prise en compte pour analyser les écarts entre la
présidentielle et les législatives. Dans des proportions variables, toutes les
forces, à gauche comme à droite, ont été victimes de ce phénomène, dès
l’instant où elles entendaient contester le magistère du parti dominant. La
mésaventure de François Bayrou est en ce sens particulièrement emblématique.
Quant aux Verts, ils ne profitent que moyennement de leur mise sur orbite
socialiste : près de 40 % de leurs voix sont engrangées dans les
circonscriptions concernées par leur accord avec le PS. Dans l’ensemble des
autres, ils atteignent un pourcentage de 3,7 %, soit à peine plus qu’en
2007 (3,3 %).
Une implantation complexe
Circo6211. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/ |
Le
résultat national globalement décevant et la fragilisation parlementaire du
Front de gauche ne doivent pas occulter les éléments plus encourageants. Le
premier tour morose des législatives n’efface pas la campagne et le premier
tour de la présidentielle.
Dans
26 départements, le Front de gauche fait plus que doubler les scores
communistes de 2007 et dans huit il fait plus que les tripler. Dans les
circonscriptions où le vote en faveur du Front de gauche pouvait apparaitre
comme « utile » (les zones de vote dense, et notamment les
circonscriptions des sortants), le Front de gauche a progressé nettement entre
la présidentielle et le scrutin législatif ; mais en retrouvant presque
partout le score de François Hollande, les candidats socialistes ont enregistré
une progression par rapport à 2007 qui, cette fois, leur permet enfin de
devancer des candidats communistes au premier tour. Plus globalement, les
législatives confirment le mouvement de relative
« renationalisation » révélé par la présidentielle. En 2002 et 2007,
de soixante à soixante-dix départements se situaient pour le PCF au-dessous du
seuil délicat des 5 % et, en 2007, 18 d’entre eux étaient même au-dessous
des 2 % ; en 2012, le nombre des départements où le Front de gauche
reste à moins de 5 % est tombé à 29 et aucun n’est au-dessous des
2 %.
Il
est vrai que, à ces législatives de 2012, le Front de gauche restait tributaire
de l’implantation du PCF, d’autant plus que 80 % des candidatures avaient
été réservées à des communistes. De ce point de vue, comme dans beaucoup
d’autres, le Front se trouve décidément dans une manière d’entre-deux. La carte
électorale du PCF, on le sait, était redevenue celle d’un archipel :
quelques zones de force éparpillées dans un désert d’influence. Or le désert
commence à se repeupler quelque peu. Les départements où le PCF est au-dessus
des 10 % étaient 7 en 2002 et 5 en 2007 ; en 2012, ils sont au nombre
de 13. De même on comptait, en 2002, 345 circonscriptions où le PCF était sous
le seuil des périlleux 5 % et elles étaient passées à 401 en 2007 ;
en 2012, ce n’est plus le cas que pour 199 circonscriptions.
En
revanche, la situation se fragilise au sommet du tableau. Dans une logique de
scrutin uninominal majoritaire, le seuil de 20 % est celui qui permet à
une force politique de jouer la position hégémonique l’autorisant à postuler
une présence au second tour. Or le nombre des circonscriptions où ce seuil est
franchi est passé de 72 en 1988 à 56 en 1997, 34 en 2002, 23 en 2007, pour
descendre à 20 en 2012. Quant au seuil des 30 %, qui assure quasiment la
présence au second tour, il est passé de 23 en 1988 à 10 en 2012. Les
fondations se renforcent, mais la toiture est fragile ; la marginalisation
globale s’éloigne, mais l’érosion des vieilles zones de force n’est pas
nécessairement stoppée.
Le
Front de gauche est une force qui compte, qui mobilise, qui attire la
sympathie ; il n’est pas pour autant considéré comme une force capable
d’impulser un changement concret à l’échelle du pays. La capacité d’agrégation
nationale qui avait fait naguère la fortune du PCF continue de se déliter dans
les espaces de vote dense ; elle n’est pas remplacée par une capacité
perçue qui au moins équivalente. Le Front de gauche peut être accepté comme un
aiguillon ; il n’est pas encore reconnu comme un recours.
L'implantation électorale du PCF aux élections
législatives par département
|
|||||||
|
1986
|
1988
|
1993
|
1997
|
2002
|
2007
|
2012
|
Moins
de 5 %
|
14
|
10
|
13
|
9
|
62
|
72
|
29
|
De
5 à moins de 10 %
|
43
|
39
|
54
|
50
|
27
|
19
|
54
|
De
10 à moins de 15 %
|
28
|
30
|
20
|
27
|
5
|
5
|
11
|
De
15 à moins de 20 %
|
8
|
11
|
7
|
8
|
2
|
0
|
2
|
De
20 à moins de 25 %
|
3
|
4
|
1
|
1
|
|
0
|
0
|
De
25 à moins de 30 %
|
0
|
2
|
1
|
1
|
0
|
0
|
0
|
Plus
de 30 %
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
0
|
Total
|
96
|
96
|
96
|
96
|
96
|
96
|
96
|
Répartition des circonscriptions (PCF et Front de
gauche)
|
||||||
|
1988
|
1993
|
1997
|
2002
|
2007
|
2012
|
Plus
de 30 %
|
23
|
10
|
16
|
15
|
8
|
10
|
20
% à 30 %
|
49
|
30
|
40
|
19
|
15
|
10
|
15
% à 20 %
|
45
|
35
|
38
|
10
|
13
|
19
|
10
% à 15 %
|
115
|
83
|
160
|
22
|
24
|
50
|
5
% à 10 %
|
228
|
280
|
274
|
73
|
86
|
247
|
Moins
de 5 %
|
96
|
118
|
82
|
345
|
401
|
199
|
Plus
de 20 %
|
72
|
40
|
56
|
34
|
23
|
20
|
La
carte du vote présidentiel était double, juxtaposant celle du vote communiste
traditionnel depuis 1924 et une carte plus proche de celle de la tradition
républicaine française et de la gauche en général. La carte législative est,
sans surprise, plus proche de celle du communisme électoral : le Front de
gaucher a donc un ancrage. Mais sa progression est moindre dans les zones de
forte implantation communiste : ce peut être une source de fragilité. Est
ainsi préoccupante la faible progression relative des « citadelles »
de l’Ile-de-France, de l’Est, du Centre et du littoral méditerranéen, voire la
poursuite de l’érosion en Picardie ou dans les zones d’influence plus
ruralisée, où la volatilité du communisme électoral est le reflet d’une
difficulté plus large de la gauche.
En
même temps, surtout si l’on tient compte de la séquence électorale complète
(présidentielle et législative), les motifs de satisfaction ne sont pas
négligeables. On avait ainsi noté que le premier tour de la présidentielle a
interrompu le mouvement d’expulsion du cœur des grandes agglomérations, qui a
pénalisé le PCF dans les dernières décennies. En avril dernier, J.-L. Mélenchon
a fait ses meilleurs scores dans les communes de plus de 100 000 habitants
et l’épaisseur de son vote augmentait régulièrement avec la taille des
communes.
Le
phénomène est confirmé pour l’essentiel aux législatives. Le Front de gauche
est au-dessus de sa moyenne nationale dans les communes de plus de 20 000
habitants ; quant à la progression enregistrée par rapport au vote
communiste de 2007, elle est directement proportionnelle à la taille de
l’agglomération.
|
|
2007
|
2012
|
Évolution
2012 / 2007
|
|||||
Tranches
de commune
|
Population
totale
|
COM
|
SOC
|
Verts
|
FDG
|
SOC
|
Verts
|
FDG
|
SOC
|
Plus
de 100 000 hab.
|
15,2
|
3,4
|
26,9
|
1,2
|
7,9
|
32,5
|
8,8
|
233
|
121
|
De
50 000 à 100 000 hab.
|
8,1
|
5,5
|
26,1
|
1,7
|
8,5
|
29,6
|
5,1
|
154
|
113
|
De
20 000 à 50 000 hab.
|
14,6
|
5,9
|
25,4
|
2,0
|
8,5
|
30,1
|
5,7
|
144
|
118
|
De
3 500 à 20 000 hab.
|
28,2
|
5,1
|
25,2
|
2,0
|
7,3
|
29,8
|
5,2
|
143
|
118
|
De
500 à 3500 hab.
|
26,8
|
3,7
|
24,4
|
4,0
|
6,1
|
28,6
|
4,9
|
166
|
117
|
Moins
de 500 hab.
|
7,1
|
3,3
|
22,9
|
10,8
|
6,1
|
27,3
|
4,7
|
186
|
119
|
France
métropolitaine
|
100,0
|
4,4
|
25,0
|
3,3
|
7,1
|
29,5
|
5,5
|
161
|
118
|
Une expérience à méditer, à continuer, à
infléchir
Mericourt, 18 mai 2012. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/ |
La
présidentielle et les législatives livrent sans doute des messages
différents ; ils ne sont pas pour autant contradictoires.
La
présidentielle a révélé un triple phénomène : l’intensité croissante de la
mobilisation militante (la joie des grands rassemblements politiques de plein
air), l’ampleur de l’espace de sympathie suggéré par les sondages (entre
15 % et 18 %) et la capacité non négligeable à peser, non pas à la
marge, mais au cœur des représentations et de la dynamique politiques. Tout
cela, ne l’oublions pas, « boosté » par l’allant d’un candidat
remarquablement porteur. Que le résultat, in fine, n’ait pas été à la hauteur
des espérances renvoie à des phénomènes complexes, dont le moindre n’est pas la
forte propension « bipartisane » de la séquence électorale complète
de 2012.
La
continuité de la dynamique présidentielle et des législatives aurait-elle pu
être mieux travaillée collectivement ? Sans nul doute. Au-delà des délais
très courts, la structure exclusivement cartellisée du Front de gauche n’a pas
permis de mutualiser les expériences et les suggestions. À l’arrivée, des
critiques pourront être formulées sur les choix retenus. La présence communiste
écrasante dans les candidatures, qui a atténué le caractère pluraliste du
rassemblement, ou le « cafouillage » des discussions ratées avec le
PS sur de possibles candidatures communes ont, de-ci de-là, émoussé la ferveur
militante. La faible campagne nationale et son manque de visibilité n’ont pas
en outre permis de continuer de porter, à la hauteur nécessaire, la
valorisation à la fois rassembleuse et subversive du vote en faveur d’une gauche
plus résolument démocratique et alternative. La visibilité, pour l’essentiel,
s’est portée sur le cas emblématique d’Hénin-Beaumont ; or si la
courageuse campagne contre l’extrême droite méritait un symbole fort, elle a
tendu à devenir le cœur de l’intervention publique du Front de gauche, au
détriment de la globalité de son message politique.
Tout
cela pourra et devra faire l’objet de réflexions sereines et, somme toute,
mesurées : les difficultés générales de tous ceux, sans exception, qui se
situaient en dehors des partis dominants devraient relativiser l’efficacité
supposée d’une « bonne » campagne. Il n’en reste pas moins que
l’essentiel ne porte pas tant sur la rétrospective courte des deux campagnes
que sur les conséquences de plus long terme.
Je
tends à penser que l’essentiel est désormais dans la maîtrise assumée de
« l’entre-deux » : la dynamique du Front de gauche, notamment
dans sa phase présidentielle, a cassé les effets délétères du désastre de
2006-2007 ; elle n’a pas pour autant enclenché un mouvement capable, dans
l’immédiat, de dépasser les lourdeurs anciennes et de disputer véritablement
l’hégémonie au PS. Une page a été tournée, dans le sens d’une radicalité
soucieuse de convaincre des majorités et dans le sens de la convergence d’une
gauche bien à gauche. Il faut poursuivre avec le même livre, mais essayer
d’écrire ensemble une nouvelle page. Tourner le dos au Front de gauche serait
suicidaire ; continuer seulement l’existant serait le vouer par avance au
déclin.
Dans
cet esprit, trois dimensions m’intéressent tout particulièrement.
La
première est la plus souvent évoquée, et à juste titre : la structure
actuelle du Front de gauche a eu le mérite de son pragmatisme et les défauts de
sa relative inconsistance, particulièrement sensible dans la toute dernière
séquence. Il est un objet politique non identifié, une réalité sans norme et
sans règle claire de fonctionnement. Il est désormais acquis que le Front ne se
transformera pas en structure partidaire unique et que ses composantes voudront
continuer leur existence autonome. Que l’on se réjouisse ou non de cette
situation, il conviendra de s’y adapter, mais à condition que ses modes
d’existence se transforment eux-mêmes. Si le Front ne peut ni rester en l’état
ni se fondre dans un parti, il est nécessaire d’assumer son caractère
double : pour une période à durée indéterminée, il sera à la fois une
structure de coopération entre organisations et une structure d’accueil pour
des individus « sans appartenance ». D’une façon ou d’une autre, il
faut gérer cette double dimension. Dans un texte précédent, j’avais évoqué la
possibilité de compléter l’adhésion directe par une double structure de
décision, associant les représentants des structures citoyennes de base et les
organisations : une rencontre bi ou trisannuelle, une coordination
nationale équilibrée et des formes de concertation intermédiaire permettant de
concilier l’autonomie de chacun et le sens de l’intérêt commun. Tout cela, au
demeurant, ne fonctionnant que si persiste la volonté partagée de le faire
vivre ensemble…
La
seconde dimension touche au fond du projet lui-même. Une fois de plus, nous
mesurons que l’intensité de la crise peut produire de la vivacité critique et
de la contestation, mais pas nécessairement de l’alternative globale. En même
temps, l’impact de la campagne présidentielle du Front de gauche et le succès
grec de Syriza doivent nous convaincre que la vie politique est friande en
surprises et que le succès n’est pas nécessairement attendu seulement dans
quelques décennies. Mais les premiers résultats (quatre millions d’électeurs à
la présidentielle) obligent à de la responsabilité : la critique légitime
du PS ne suffit pas à fonder majoritairement une politique alternative ;
l’affirmation de la nécessaire rupture ne suffit pas à faire projet ;
l’invocation d’un nouveau rapport du social et du politique ne dit pas les
formes sans lequel ce rapport reste un vœu pieux. Être force d’alternative ne
se décrète pas, ne se résume pas à quelques formules. Pour l’instant, que cela
nous plaise ou non, nous n’avons pas fait le lien entre des attentes et des
propositions qui circulent, nous n’avons pas donné du sens aux programmes, des
valeurs aux dossiers traités. Nous avons regardé de loin les formes nouvelles
de la contestation, sans chercher suffisamment à comprendre ce qu’elles nous
disent, et pas seulement à formuler ce que nous allons leur dire.
La
troisième dimension touche à la novation. Tout ce qui est neuf n’est pas
révolutionnaire et la novation mal conduite conduit à l’étouffement de l’esprit
de modernité vraie. Mais on sent bien, dans toute la société, travailler la
double tentation de la sécurité et du « retour à » et le besoin de
neuf : c’est le second qu’il nous faut stimuler, sous peine de voir la
première envahir le champ. S’inscrire dans des traditions pour innover continue
de faire partie de mes convictions de « communiste ». Toutefois, les
mésaventures communistes, là où le PCF est le plus chargé d’histoire (et
d’histoire positive), doivent faire réfléchir l’ensemble des forces de
transformation. Si de la novation ne se voit pas immédiatement et ne s’incarne
pas, la transformation sociale et le besoin de rupture ne parleront pas à la
masse potentielle de ceux qui peuvent être les acteurs d’un post-capitalisme.
Et, dans ce cas, se dit le plus grand nombre, préférons le petit mieux attendu
de la social-démocratie, plutôt que les promesses des lendemains qui chantent.
Enfin,
dans le cours actuel ce processus, je continue de penser que le plus
fondamental est de tenir solidement les deux bouts de la chaine : il faut
transformer le Front de gauche en s’y inscrivant, sans retenue ; mais
puisqu’il restera une structure mixte, mieux vaut que, en son sein, se
regroupent ceux qui veulent continuer, de façon innovante, quelque chose de
l’aventure critique amorcée du côté de 1995.
Le
Front de gauche, plus et mieux, et la qualité des équilibres en son sein, au
cœur d’un mouvement global critique exigeant et inventif…Les trois tâches,
ensemble.
***
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