vendredi 15 juin 2012

Analyse du premier tour des législatives

Roger Martelli, 14/06/2012

Ce texte comporte deux parties : une première analyse les données électorales elles-mêmes, à partir de résultats par circonscription et par commune ; la seconde esquisse quelques réflexions plus « politiques ».

Marche Emilienne Mopty, 3 juin 2012. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/
La logique bipartisane
Le premier tour a été dominé, tout à la fois, par un record d’abstention législative et par une forte attraction des deux partis dominants. Les deux phénomènes sont corrélés.
L’abstention est depuis quelques années un phénomène à la fois social (le « cens caché ») et politique (on ne voit plus très bien à quoi sert de voter). Le sentiment d’amélioration des « Trente Glorieuses » et la dynamique de mobilisation qui accompagna le programme commun ont permis une mobilisation électorale croissante dans les années soixante et soixante-dix, notamment au bénéfice de la gauche. La crise économique et le tournant « gestionnaire » du socialisme au pouvoir ont cassé la dynamique. La participation électorale a commencé à baisser, de façon différenciée selon les conjonctures et les types d’élection ; selon les moments, elle frappe un peu plus la gauche ou la droite.
L’évolution institutionnelle, la poussée de l’idéologie de la « bonne gouvernance » (supériorité de l’expertise réputée « non partisane »), les défaites des grandes alternatives historiques et la césure du quinquennat ont renforcé un peu plus le trait. Les catégories populaires ne se sentent à la rigueur concernées que par l’élection présidentielle. Quant à ceux qui votent – de façon plus aléatoire qu’autrefois – ils tendent à considérer que, faute d’enjeu de société perceptible, le choix se réduit, selon les cas, au petit mieux ou au « moins pire ». Dans ce contexte, le calcul de rationalité supposée pousse vers les formations jugées aptes à exercer les responsabilités du pouvoir central. Les uns s’écartent du vote, les autres vont vers « l’utile », selon des mouvements pendulaires et irréguliers qui déjouent pronostics et estimations…
La bipolarisation accrue de la vie politique n’est pas une machine irrépressible. À différents moments, certaines forces semblent capables, dans des élections qui clivent davantage (la présidentielle en fait partie), de rompre la malédiction du pas-de-deux : c’est alors que resurgit l’imagerie du « troisième homme ». Selon les périodes, les scrutins fonctionnent donc plutôt à la parcellisation ou plutôt au regroupement. Mais, globalement, c’est la machine bipartisane qui fonctionne en longue durée. Depuis 1981, le PS et le RPR/UMP regroupent, aux scrutins présidentiels, entre 36,1 % (2002) et 57,1 % (2007) des suffrages exprimés (55,8 % en 2012) et, aux élections législatives, entre 39,2 % (1993) et 65,5 % (2007 ; 56,5 % en 2012). En tout cas, les législatives de juin 2012 auront porté le mouvement de balancier franchement du côté de la polarisation bipartisane : à gauche, on a voté pour le vote présumé le plus cohérent avec celui du 6 mai dernier ; à droite, on a plutôt choisi le parti supposé le plus efficace pour combattre la gauche au Parlement et pour préparer la future relève à droite.
Cette dimension doit bien sûr être prise en compte pour analyser les écarts entre la présidentielle et les législatives. Dans des proportions variables, toutes les forces, à gauche comme à droite, ont été victimes de ce phénomène, dès l’instant où elles entendaient contester le magistère du parti dominant. La mésaventure de François Bayrou est en ce sens particulièrement emblématique. Quant aux Verts, ils ne profitent que moyennement de leur mise sur orbite socialiste : près de 40 % de leurs voix sont engrangées dans les circonscriptions concernées par leur accord avec le PS. Dans l’ensemble des autres, ils atteignent un pourcentage de 3,7 %, soit à peine plus qu’en 2007 (3,3 %).

Une implantation complexe
Circo6211. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/
Le résultat national globalement décevant et la fragilisation parlementaire du Front de gauche ne doivent pas occulter les éléments plus encourageants. Le premier tour morose des législatives n’efface pas la campagne et le premier tour de la présidentielle.
Dans 26 départements, le Front de gauche fait plus que doubler les scores communistes de 2007 et dans huit il fait plus que les tripler. Dans les circonscriptions où le vote en faveur du Front de gauche pouvait apparaitre comme « utile » (les zones de vote dense, et notamment les circonscriptions des sortants), le Front de gauche a progressé nettement entre la présidentielle et le scrutin législatif ; mais en retrouvant presque partout le score de François Hollande, les candidats socialistes ont enregistré une progression par rapport à 2007 qui, cette fois, leur permet enfin de devancer des candidats communistes au premier tour. Plus globalement, les législatives confirment le mouvement de relative « renationalisation » révélé par la présidentielle. En 2002 et 2007, de soixante à soixante-dix départements se situaient pour le PCF au-dessous du seuil délicat des 5 % et, en 2007, 18 d’entre eux étaient même au-dessous des 2 % ; en 2012, le nombre des départements où le Front de gauche reste à moins de 5 % est tombé à 29 et aucun n’est au-dessous des 2 %.
Il est vrai que, à ces législatives de 2012, le Front de gauche restait tributaire de l’implantation du PCF, d’autant plus que 80 % des candidatures avaient été réservées à des communistes. De ce point de vue, comme dans beaucoup d’autres, le Front se trouve décidément dans une manière d’entre-deux. La carte électorale du PCF, on le sait, était redevenue celle d’un archipel : quelques zones de force éparpillées dans un désert d’influence. Or le désert commence à se repeupler quelque peu. Les départements où le PCF est au-dessus des 10 % étaient 7 en 2002 et 5 en 2007 ; en 2012, ils sont au nombre de 13. De même on comptait, en 2002, 345 circonscriptions où le PCF était sous le seuil des périlleux 5 % et elles étaient passées à 401 en 2007 ; en 2012, ce n’est plus le cas que pour 199 circonscriptions.
En revanche, la situation se fragilise au sommet du tableau. Dans une logique de scrutin uninominal majoritaire, le seuil de 20 % est celui qui permet à une force politique de jouer la position hégémonique l’autorisant à postuler une présence au second tour. Or le nombre des circonscriptions où ce seuil est franchi est passé de 72 en 1988 à 56 en 1997, 34 en 2002, 23 en 2007, pour descendre à 20 en 2012. Quant au seuil des 30 %, qui assure quasiment la présence au second tour, il est passé de 23 en 1988 à 10 en 2012. Les fondations se renforcent, mais la toiture est fragile ; la marginalisation globale s’éloigne, mais l’érosion des vieilles zones de force n’est pas nécessairement stoppée.
Le Front de gauche est une force qui compte, qui mobilise, qui attire la sympathie ; il n’est pas pour autant considéré comme une force capable d’impulser un changement concret à l’échelle du pays. La capacité d’agrégation nationale qui avait fait naguère la fortune du PCF continue de se déliter dans les espaces de vote dense ; elle n’est pas remplacée par une capacité perçue qui au moins équivalente. Le Front de gauche peut être accepté comme un aiguillon ; il n’est pas encore reconnu comme un recours.

L'implantation électorale du PCF aux élections législatives par département

1986
1988
1993
1997
2002
2007
2012
Moins de 5 %
14
10
13
9
62
72
29
De 5 à moins de 10 %
43
39
54
50
27
19
54
De 10 à moins de 15 %
28
30
20
27
5
5
11
De 15 à moins de 20 %
8
11
7
8
2
0
2
De 20 à moins de 25 %
3
4
1
1

0
0
De 25 à moins de 30 %
0
2
1
1
0
0
0
Plus de 30 %
0
0
0
0
0
0
0
Total
96
96
96
96
96
96
96

Répartition des circonscriptions (PCF et Front de gauche)

1988
1993
1997
2002
2007
2012
Plus de 30 %
23
10
16
15
8
10
20 % à 30 %
49
30
40
19
15
10
15 % à 20 %
45
35
38
10
13
19
10 % à 15 %
115
83
160
22
24
50
5 % à 10 %
228
280
274
73
86
247
Moins de 5 %
96
118
82
345
401
199
Plus de 20 %
72
40
56
34
23
20

La carte du vote présidentiel était double, juxtaposant celle du vote communiste traditionnel depuis 1924 et une carte plus proche de celle de la tradition républicaine française et de la gauche en général. La carte législative est, sans surprise, plus proche de celle du communisme électoral : le Front de gaucher a donc un ancrage. Mais sa progression est moindre dans les zones de forte implantation communiste : ce peut être une source de fragilité. Est ainsi préoccupante la faible progression relative des « citadelles » de l’Ile-de-France, de l’Est, du Centre et du littoral méditerranéen, voire la poursuite de l’érosion en Picardie ou dans les zones d’influence plus ruralisée, où la volatilité du communisme électoral est le reflet d’une difficulté plus large de la gauche.
En même temps, surtout si l’on tient compte de la séquence électorale complète (présidentielle et législative), les motifs de satisfaction ne sont pas négligeables. On avait ainsi noté que le premier tour de la présidentielle a interrompu le mouvement d’expulsion du cœur des grandes agglomérations, qui a pénalisé le PCF dans les dernières décennies. En avril dernier, J.-L. Mélenchon a fait ses meilleurs scores dans les communes de plus de 100 000 habitants et l’épaisseur de son vote augmentait régulièrement avec la taille des communes.
Le phénomène est confirmé pour l’essentiel aux législatives. Le Front de gauche est au-dessus de sa moyenne nationale dans les communes de plus de 20 000 habitants ; quant à la progression enregistrée par rapport au vote communiste de 2007, elle est directement proportionnelle à la taille de l’agglomération.



2007
2012
Évolution 2012 / 2007
Tranches de commune
Population totale
COM
SOC
Verts
FDG
SOC
Verts
FDG
SOC
Plus de 100 000 hab.
15,2
3,4
26,9
1,2
7,9
32,5
8,8
233
121
De 50 000 à 100 000 hab.
8,1
5,5
26,1
1,7
8,5
29,6
5,1
154
113
De 20 000 à 50 000 hab.
14,6
5,9
25,4
2,0
8,5
30,1
5,7
144
118
De 3 500 à 20 000 hab.
28,2
5,1
25,2
2,0
7,3
29,8
5,2
143
118
De 500 à 3500 hab.
26,8
3,7
24,4
4,0
6,1
28,6
4,9
166
117
Moins de 500 hab.
7,1
3,3
22,9
10,8
6,1
27,3
4,7
186
119
France métropolitaine
100,0
4,4
25,0
3,3
7,1
29,5
5,5
161
118

Une expérience à méditer, à continuer, à infléchir
Mericourt, 18 mai 2012. Source: http://photos.placeaupeuple2012.fr/
La présidentielle et les législatives livrent sans doute des messages différents ; ils ne sont pas pour autant contradictoires.
La présidentielle a révélé un triple phénomène : l’intensité croissante de la mobilisation militante (la joie des grands rassemblements politiques de plein air), l’ampleur de l’espace de sympathie suggéré par les sondages (entre 15 % et 18 %) et la capacité non négligeable à peser, non pas à la marge, mais au cœur des représentations et de la dynamique politiques. Tout cela, ne l’oublions pas, « boosté » par l’allant d’un candidat remarquablement porteur. Que le résultat, in fine, n’ait pas été à la hauteur des espérances renvoie à des phénomènes complexes, dont le moindre n’est pas la forte propension « bipartisane » de la séquence électorale complète de 2012.
La continuité de la dynamique présidentielle et des législatives aurait-elle pu être mieux travaillée collectivement ? Sans nul doute. Au-delà des délais très courts, la structure exclusivement cartellisée du Front de gauche n’a pas permis de mutualiser les expériences et les suggestions. À l’arrivée, des critiques pourront être formulées sur les choix retenus. La présence communiste écrasante dans les candidatures, qui a atténué le caractère pluraliste du rassemblement, ou le « cafouillage » des discussions ratées avec le PS sur de possibles candidatures communes ont, de-ci de-là, émoussé la ferveur militante. La faible campagne nationale et son manque de visibilité n’ont pas en outre permis de continuer de porter, à la hauteur nécessaire, la valorisation à la fois rassembleuse et subversive du vote en faveur d’une gauche plus résolument démocratique et alternative. La visibilité, pour l’essentiel, s’est portée sur le cas emblématique d’Hénin-Beaumont ; or si la courageuse campagne contre l’extrême droite méritait un symbole fort, elle a tendu à devenir le cœur de l’intervention publique du Front de gauche, au détriment de la globalité de son message politique.
Tout cela pourra et devra faire l’objet de réflexions sereines et, somme toute, mesurées : les difficultés générales de tous ceux, sans exception, qui se situaient en dehors des partis dominants devraient relativiser l’efficacité supposée d’une « bonne » campagne. Il n’en reste pas moins que l’essentiel ne porte pas tant sur la rétrospective courte des deux campagnes que sur les conséquences de plus long terme.
Je tends à penser que l’essentiel est désormais dans la maîtrise assumée de « l’entre-deux » : la dynamique du Front de gauche, notamment dans sa phase présidentielle, a cassé les effets délétères du désastre de 2006-2007 ; elle n’a pas pour autant enclenché un mouvement capable, dans l’immédiat, de dépasser les lourdeurs anciennes et de disputer véritablement l’hégémonie au PS. Une page a été tournée, dans le sens d’une radicalité soucieuse de convaincre des majorités et dans le sens de la convergence d’une gauche bien à gauche. Il faut poursuivre avec le même livre, mais essayer d’écrire ensemble une nouvelle page. Tourner le dos au Front de gauche serait suicidaire ; continuer seulement l’existant serait le vouer par avance au déclin.
Dans cet esprit, trois dimensions m’intéressent tout particulièrement.
La première est la plus souvent évoquée, et à juste titre : la structure actuelle du Front de gauche a eu le mérite de son pragmatisme et les défauts de sa relative inconsistance, particulièrement sensible dans la toute dernière séquence. Il est un objet politique non identifié, une réalité sans norme et sans règle claire de fonctionnement. Il est désormais acquis que le Front ne se transformera pas en structure partidaire unique et que ses composantes voudront continuer leur existence autonome. Que l’on se réjouisse ou non de cette situation, il conviendra de s’y adapter, mais à condition que ses modes d’existence se transforment eux-mêmes. Si le Front ne peut ni rester en l’état ni se fondre dans un parti, il est nécessaire d’assumer son caractère double : pour une période à durée indéterminée, il sera à la fois une structure de coopération entre organisations et une structure d’accueil pour des individus « sans appartenance ». D’une façon ou d’une autre, il faut gérer cette double dimension. Dans un texte précédent, j’avais évoqué la possibilité de compléter l’adhésion directe par une double structure de décision, associant les représentants des structures citoyennes de base et les organisations : une rencontre bi ou trisannuelle, une coordination nationale équilibrée et des formes de concertation intermédiaire permettant de concilier l’autonomie de chacun et le sens de l’intérêt commun. Tout cela, au demeurant, ne fonctionnant que si persiste la volonté partagée de le faire vivre ensemble…
La seconde dimension touche au fond du projet lui-même. Une fois de plus, nous mesurons que l’intensité de la crise peut produire de la vivacité critique et de la contestation, mais pas nécessairement de l’alternative globale. En même temps, l’impact de la campagne présidentielle du Front de gauche et le succès grec de Syriza doivent nous convaincre que la vie politique est friande en surprises et que le succès n’est pas nécessairement attendu seulement dans quelques décennies. Mais les premiers résultats (quatre millions d’électeurs à la présidentielle) obligent à de la responsabilité : la critique légitime du PS ne suffit pas à fonder majoritairement une politique alternative ; l’affirmation de la nécessaire rupture ne suffit pas à faire projet ; l’invocation d’un nouveau rapport du social et du politique ne dit pas les formes sans lequel ce rapport reste un vœu pieux. Être force d’alternative ne se décrète pas, ne se résume pas à quelques formules. Pour l’instant, que cela nous plaise ou non, nous n’avons pas fait le lien entre des attentes et des propositions qui circulent, nous n’avons pas donné du sens aux programmes, des valeurs aux dossiers traités. Nous avons regardé de loin les formes nouvelles de la contestation, sans chercher suffisamment à comprendre ce qu’elles nous disent, et pas seulement à formuler ce que nous allons leur dire.
La troisième dimension touche à la novation. Tout ce qui est neuf n’est pas révolutionnaire et la novation mal conduite conduit à l’étouffement de l’esprit de modernité vraie. Mais on sent bien, dans toute la société, travailler la double tentation de la sécurité et du « retour à » et le besoin de neuf : c’est le second qu’il nous faut stimuler, sous peine de voir la première envahir le champ. S’inscrire dans des traditions pour innover continue de faire partie de mes convictions de « communiste ». Toutefois, les mésaventures communistes, là où le PCF est le plus chargé d’histoire (et d’histoire positive), doivent faire réfléchir l’ensemble des forces de transformation. Si de la novation ne se voit pas immédiatement et ne s’incarne pas, la transformation sociale et le besoin de rupture ne parleront pas à la masse potentielle de ceux qui peuvent être les acteurs d’un post-capitalisme. Et, dans ce cas, se dit le plus grand nombre, préférons le petit mieux attendu de la social-démocratie, plutôt que les promesses des lendemains qui chantent.
Enfin, dans le cours actuel ce processus, je continue de penser que le plus fondamental est de tenir solidement les deux bouts de la chaine : il faut transformer le Front de gauche en s’y inscrivant, sans retenue ; mais puisqu’il restera une structure mixte, mieux vaut que, en son sein, se regroupent ceux qui veulent continuer, de façon innovante, quelque chose de l’aventure critique amorcée du côté de 1995.
Le Front de gauche, plus et mieux, et la qualité des équilibres en son sein, au cœur d’un mouvement global critique exigeant et inventif…Les trois tâches, ensemble.

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